Besofs et mastamatafs
C’est par
d’étranges et incompréhensibles formules que le pépé Trutet
(pas le pépé forgeron, non, celui de l’autre versant familial)
exprimait parfois une espèce de détachement du monde contemporain –
enfin je veux dire contemporain de l’époque de mon enfance et
adolescence – en accompagnant souvent ses formules d’une légère
rotation de la tête, les yeux portant vers le haut et sa moue
esquissant une sorte de sourire espiègle à travers sa pipe coincée
entre ses dents.
Ses mots
s’envolaient, aussi difformes que les volutes de fumée de son
tabac Caporal Gris qu’il avait engouffré puis tassé quelques
minutes auparavant dans ce prolongement buccal terminé par un
curieux fourneau qu’était sa vieille pipe culottée.
‘’Les besofs et
les mastamatafs, quand on a la lucidité, eh ben voyez vous ...’’.
Il donnait souvent
une suite par d’autres formules tout aussi étranges énoncées
entre ses dents serrées sur son brûle-gueule auquel il mettait le
feu par un antique briquet de ferraille cuivrée qu’il allait
remplir d’essence à la station-service attenante au bistrot de
Jojo Bellion, obligeant ledit Jojo à sortir de son bistrot pour
faire le plein du fameux briquet du pépé. Lui qui ne conduisit
jamais le moindre véhicule à moteur dans sa vie, pas même un
tracteur, lui le paysan vendéen, avait trouvé ici le moyen de faire
‘’le plein’’ à la station.
« Quand on a
la lucidité ... » et parfois il accompagnait ses formules
alambiquées d’un index pointé parcourant quelques arabesques
imaginaires comme s’il voulait dessiner devant nos yeux d’enfants
interrogatifs les contours de l’inexplicable. Revisité dans le
style d’aujourd’hui il m’est arrivé de me demander si ses
élucubrations verbales n’étaient pas une espèce d’antique
préfiguration d’un rap qui mieux que celui des banlieues qui puise
ses sources langagières dans la culture de ghettos sociétaux,
puisait les siennes dans son imaginaire insondable.
La matleu (le chat),
qu’il saluait ainsi à son passage en lui adressant un «hélà,
notre frère inférieur ! ».
La maquioune tel
qu’il qualifiait nos séances de bricolages de mobylettes puis plus
tard de motos.
Et l’inévitable
expression qu’il nous gueulait depuis le jardin quand il arrosait
ses salades avec un jet toujours trop puissant : ‘’Tournez le
manof !’’ pour nous signifier qu’il était temps de mettre
fin à son massacre aquatique en allant fermer le robinet.
Mais d’où lui
venait donc cet étrange vocabulaire , lui le paysan vendéen qui ne
mit jamais les pieds en dehors du territoire ?
Né le 12 janvier
1899, il perd son frère jumeau à 8 mois.
En 1916, il voit son
frère aîné revenir dans une caisse en sapin, tué à Verdun.
Il est mobilisé
lui-même ensuite … on imagine l’angoisse !
Et il en revient …
sourd total.
Ajouté à ces
désordres d’enfance et de jeunesse, sa vie à suivre de paysan
sera peuplée d’un éternel bourdonnement, et de sa difficulté à
intégrer les conversations courantes, et depuis son monde sans doute
très intériorisé il cultivera cet étrange langage fait de mots
qu’il était le seul à utiliser.
Je n’ai jamais
entendu quiconque d’autre que lui prononcer ses mots, seuls mes
frères et moi et ma cousine Marie-Claire, peut-être quelques
copains d’enfance qui pourraient éventuellement en avoir gardé le
souvenir car il amusait un peu la galerie, en connaissent
l’existence.
Devrai-je ajouter que
– fait très rare et d’autant plus révélateur du caractère
unique de sa langue étrange, une recherche sur google des mots
‘’besof’’ et ‘’mastamataf’’ ne renvoient aucun
résultat, si ça n’est pas une preuve !
Pourtant, un
mastamataf, ça envoie, ce mot, non ?
Mais ne dit-on pas
des langues mortes qu’elles sont des langues sacrées ?
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