La forge


Il est parfois des instants trop rares de lucidité qui nous traversent dans certaines occurrences imprévisibles et qui sont de ceux qui nous ramènent au pied du mur de notre égo.

Des moments ou les pensées partent à la dérive.
Je ne sais pourquoi dans ces incontrôlables et inattendus voyages mémoriels il m’est arrivé parfois de rejoindre les odeurs sublimes de la forge de mon grand-père maternel. 



Ferrures et matériaux y habitaient, chevaux y entraient et en ressortaient, tous métamorphosés par ses coups de marteau sur l'enclume, par ses gestes vigoureux de forgeron remaniant à sa guise ou selon son savoir-faire ancestral – car c’est bien toute une lignée de générations d’ancêtres forgerons qui l’y précédèrent - tout ce qui lui passait sous la main sans que ces éléments, objets ou chevaux y puissent influer en quoi que ce soit sur sa volonté. Mon pépé forgeron, maître du feu et de la matière, dans son antre à l’ineffaçable et sublime odeur pour laquelle ma mémoire part parfois à la recherche, imprégnée pour le restant de mes jours sans doute jusque dans mon ADN, fut pour moi comme la figure allégorique d'une sorte de maître du temps.

Ce temps est si loin et gravé dans une mémoire primitive de petite enfance – car le côtoiement de cette forge ne dura qu’une toute petite partie de mon enfance - que je ne sais moi-même en faire la part du vrai et du rêvé, embrouillée par le sentiment trouble d’avoir été exclu un jour de cet espèce de paradis primo-infantile. Mais peu importe, ce souvenir et surtout cette odeur envoûtante qui régnait dans cette forge que je visitais petit enfant ont peut-être participé, dans une mesure que je ne sais nullement apprécier mais que je pressens, à ma construction. Il doit bien y avoir quelques fers rougis sous son soufflet de forge et modelés sous les coups de marteau contre l’enclume, associés au mélange d’odeur de la forge avec celle probable du pet d’un de ces chevaux lourds que je vis entrer ébahi par tant de force et d’élégance brute réunies pour y être ferrés, allez savoir, qui ont contribué par le biais de cette lointaine emprunte visuelle et olfactive à la patine de l’homme d’âge avancé que je suis devenu. Puis quelle rouille teinte désormais ma ferraille humaine?

Une sensation de lucidité étrange survient parfois lorsque les éléments rationnels ne suffisent plus à contrecarrer les angoisses et que l'on ne sait plus soi-même orienter ses pensées de manière réfléchie. Le hasard et l'irrationnel prennent le dessus et l'incontrôlable nous conduit au-devant de nous-mêmes, au pied du mur de notre propre égo. Incertains et infantilisés lorsqu’on traverse un moment de douleur mémorielle la raison laisse place parfois à une sorte de credo à caractère sacré: l'envie nous pousse soudainement à croire à une instance supérieure qui manœuvrerait nos marasmes, à croire qu'il y aurait une raison cachée derrière cela et qu'il faudrait l'accepter ? On devient capable de religiosité face au mur des difficultés qui nous font face.... et pourtant ...

Que reste t'il de l'humain dans ce mouton bêlant qui se profile alors? Quelle place demeure à l'insurgé qui devrait tout faire pour cogner dans l'édifice de l'inacceptable jusqu'à le faire trembler puis tomber ?

Plutôt que le fer, matériau dur que l'on façonne et modèle ainsi par le feu, j'ai opté, lorsque le temps fut venu pour moi de regarder résolument vers l’avant de ma vie sans me retourner sans cesse, pour la fluidité des éléments marins. Les coups de marteau sur l'enclume ont laissé place aux coups de vents et aux montagnes molles qu'ils façonnent dans le matériau de la mer. Finalement ne suis-je pas dans la juste continuité en étant soumis aux volontés d'Eole et de Neptune tout comme le fer l’était à l'enclume et au marteau de la forge aux odeurs sublimes de pépé ?

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